Préjudice moral lié à l’attachement qu’une agricultrice porte à ses vaches, responsabilité de l’auteur d’une rupture lui-même privé de commandes, effet de la notification du recours à un appel d’offres, loi de police : si la rentrée judiciaire est bien sûr l’occasion de rendre les arrêts retenus le temps des vacances, les décisions de ce mois de septembre et du début du mois d’octobre se révèlent spécialement riches.
Une consultation, même non-exhaustive, de l’actualité judiciaire de la rupture brutale de contrats renvoie ainsi à plus de 40 décisions, pour les seules Cours d’appel et Cour de cassation.
Parmi ces décisions, une douzaine (plus une, comme il se doit) offre un panorama presque complet de la matière, depuis son champ d’application jusqu’au calcul du préjudice, en passant par les modalités de rupture et les règles de compétence internationale.
Sommaire
1 – Réhabilitation du champ d’application
Une décision de la Cour de cassation avait pu surprendre, et la résistance de la Cour d’appel de Paris interpeller.
Il est en effet acquis que l’article L.442-6.I.5° du Code de commerce, qui régit la rupture brutale, ne connaît que de très rares exceptions d’application (Cf. La rupture brutale de contrats en (presque) trois clics)
Or, par décision du 18 mai 2010, la Cour de cassation avait reproché à la Cour d’appel de Paris de ne pas avoir vérifié si, dans le cas de la production audiovisuelle, « eu égard à la nature de leur prestation de conception et réalisation de programmes télévisuels les sociétés Planète Prod et Presse planète pouvaient légitimement s’attendre à la stabilité de leur relation avec la société France 2« . Cette motivation laissait entendre que certaines activités pouvaient, par nature, être incompatibles avec une relation stable.
Par un arrêt en date du 1er juillet 2011, la Cour d’appel de Paris avait résisté sans ambiguïté à la Cour de cassation, dans une réponse de principe : « rien ne justifie que la production audiovisuelle soit par principe exclue du champ d’application de l’article L 442-6-I, 5º du Code de commerce« .
Cette résistance est couronnée de succès puisque, dans un arrêt du 25 septembre 2012, la Cour de cassation approuve la Cour d’appel. (Cass. com., 25 septembre 2012)
2 – Variété des modes de rupture
Un contrat à durée déterminée tacitement renouvelé se rompt à tout moment
C’est ce que rappelle la Cour d’appel de Paris dans un arrêt du 27 septembre 2012 . Une société Adelanto contestait en effet la validité de la résiliation en invoquant le non-respect des dispositions du contrat.
La Cour ne retient pas cette analyse, en relevant que :
« Le contrat s’est automatiquement renouvelé, par tacite reconduction, au 1er janvier 2008, faute d’avoir été dénoncé par l’une ou l’autre des parties. Il s’est donc transformé en contrat à durée indéterminée, qui pouvait être dénoncé à tout moment, sous réserve de respecter un délai de préavis raisonnable, sauf pour la société Groupe 01 à démonter que la société Adelanto n’aurait pas exécuté ses obligations contractuelles ».
La solution n’est pas nécessairement défavorable à la victime de la rupture, mais elle constitue un changement de fondement. De la responsabilité contractuelle, on passe en effet à la responsabilité délictuelle, et à l’application de l’article L.442-6.I.5° du Code de commerce. (Paris, 27 septembre 2012, Adelanto c. Groupe 01)
Une entreprise est nécessairement informée du terme d’un contrat à durée déterminée
La question de la nécessité d’un préavis écrit dans le cas du non-renouvellement d’un contrat à durée déterminée est fréquemment soulevée. Certains ont également plaidé que le préavis était inhérent à ce type de contrats.
Dans une affaire ayant donné lieu à un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 19 septembre 2012, le contrat entre la société SFR et la société Electronique Occitane avait été conclu pour une durée de trois ans et prévoyait expressément : « En aucun cas, le présent contrat ne peut être prorogé ou renouvelé par tacite reconduction« .
La Cour retient alors que la société « avait une connaissance obligée du terme de son engagement« . Il convient toutefois de relever que SFR avait pris soin de rappeler ce terme à son partenaire six mois avant la fin du contrat. (Paris, 19 septembre 2012, SFR c. Electronique Occitane)
Toute rupture, même partielle, engage la responsabilité de son auteur
Dans une affaire ayant donné lieu à un arrêt de la Cour de cassation du 11 septembre 2012, Interdis (filiale du groupe Carrefour) reprochait à l’arrêt d’appel de ne pas avoir recherché si le fait que ses entrepôts approvisionnant les vingt-et-un hypermarchés d’Ile-de-France aient cessé de passer commande, alors que cela ne représentait qu’une diminution de 2,73% ou 5,4% du chiffre d’affaires, constituait malgré tout une rupture des relations commerciales.
La Cour de cassation approuve la Cour d’appel, qui avait retenu l’existence d’une rupture partielle. Elle relève aussi que la justification avancée par Interdis d’une fermeture de ses entrepôts n’était pas acceptable, puisque les hypermarchés de la région restaient approvisionnés en produits concurrents de la victime de la rupture.
A titre d’information, il convient de souligner qu’Interdis a ultérieurement notifié une cessation totale des relations commerciales, ce qui a motivé l’engagement de la procédure (et non la seule perte de quelques 5% de chiffre d’affaires). Par ailleurs, même si cela ne concerne pas le sujet de ce billet, il faut mentionner que la Cour d’appel a ordonné le remboursement d’une part des factures de coopération commerciale, en considérant, sur le fondement de l‘article L.442-6.I.2° du Code de commerce, qu’elles étaient manifestement disproportionnées. (Cass. com., 11 septembre 2012)
Une modification substantielle des conditions commerciales constitue une rupture
La rupture des relations ne résulte pas toujours d’une claire lettre recommandée avec accusé de réception. Les tribunaux ont déjà pu souligner que la rupture pouvait découler de tout fait ou acte dénotant de la part de son auteur la volonté de parvenir à une rupture sans nécessairement manifester cette volonté de manière explicite.
En l’espèce, dans un arrêt du 27 septembre 2012, la Cour d’appel de Metz impute la rupture « à la SAS MILCO, en ce qu’elle a subordonné leur maintien à des conditions nouvelles moins avantageuses pour la SA JECA » (Metz, 27 septembre 2012, Milco c. Jeca).
La notification du recours à un appel d’offres ne manifeste pas toujours une rupture
La Cour d’appel de Paris a rendu le 13 septembre 2012, dans une affaire opposant la société Meubles Ikea France à une société Bauri Distribution, une décision qui semble s’écarter de la jurisprudence majoritaire.
Cette dernière considère en effet que la notification de l’appel d’offres constitue la manifestation de la volonté de rompre les relations et fait donc courir le préavis (cf. notamment Cass. com, 2 novembre 2011).
Or, dans cette affaire, la Cour d’appel de Paris l’écarte expressément en considérant que « cette date ne peut être retenue comme le point de départ du préavis« , en raison du comportement de la société Meubles Ikea. Celle-ci s’est en effet comportée, selon les termes de l’arrêt, « comme si l’appel d’offre n’était qu’une formalité ne remettant pas en cause la pérennité des relations commerciales entre les parties« . La société Meubles Ikea a ainsi demandé à son partenaire de s’équiper d’une clé 3G pour la mise en place d’un nouveau logiciel.
Deux observations :
- Cet arrêt ne s’oppose pas nécessairement à la jurisprudence dominante : la Cour de cassation, dans le premier arrêt, a en effet reproché à la Cour d’appel de ne pas avoir recherché si l’auteur de la rupture n’avait pas manifesté sa volonté de rompre par le seul fait de notifier le recours à un appel d’offres. On peut considérer qu’il doit s’agir d’une vérification in concreto. Or, dans cette espèce, la Cour considère que le comportement postérieur de l’entreprise s’est opposé à la perspective d’une rupture.
- Une telle décision rend toutefois plus difficile pour l’entreprise la détermination du comportement à adopter : doit-elle agir comme si la rupture était acquise, alors même que le résultat de l’appel d’offres n’est pas connu ? Dans ce cas, certains pourraient arguer du caractère fictif de l’appel d’offres… (Paris, 13 septembre 2012, Meubles Ikea c. Bauri Distribution)
L’absence de commandes faute de débouchés ne constitue pas une rupture
Cette question ne manquera pas d’intéresser les entreprises, qui s’inquiètent souvent d’une jurisprudence jugée par trop rigoureuse trompeur réaliste : doivent-elles accorder un préavis à leur fournisseur lorsque leur propre carnet de commandes est vide ?
Dans un arrêt du 25 septembre 2012, la Cour d’appel de Montpellier répond par la négative, et va jusqu’à considérer qu’en de telles circonstances, l’arrêt des relations commerciales ne constitue pas une rupture de ces relations.
« Les courriels, produits aux débats, établissent qu’en 2006, la société Bottle Green a perdu un client important (Tesco) pour la distribution des vins sous marque « Frédéric Roger » et a tenté, en vain, de trouver de nouveaux débouchés ;
dans un tel contexte, il ne peut être soutenu que la cessation progressive des approvisionnements en vins, hors la gamme « French Connection », s’analyse en une rupture brutale de la relation commerciale. » (Montpellier, 25 septembre 2012, Bottle Green c. SDVA)
3 – Inexécutions de la victime
Inexécutions de la victime de la rupture : des fautes ponctuelles ne permettent pas de faire l’économie d’un préavis
Bien souvent, l’auteur de la rupture s’efforce de rassembler la preuve d’inexécutions passées pour pouvoir justifier de l’absence de préavis. Or, non seulement cette réaction est tardive mais elle révèle souvent l’absence de gravité des fautes.
La Cour d’appel de Nîmes le relève dans un arrêt du 13 septembre 2012 , en des termes qui laissent entrevoir son courroux :
« Que des difficultés ponctuelles liées au travail d’imprimeur ne permettent pas sans mise en garde ou mise en demeure préalable de rompre des relations commerciales anciennes quand on est le principal client, sans préavis ; que le procédé relève d’une méthode déloyale au regard de la bonne foi qui doit présider à l’exécution des contrats , à la loyauté des échanges commerciaux et même à l’honnêteté sociale. » (Nîmes, 13 septembre 2012, Excelvision c. Torelli)
Efficacité des clauses d’information sur la situation de dépendance économique
La jurisprudence refuse classiquement de donner effet aux clauses imposant aux entreprises d’avertir leur partenaire de leur situation de dépendance économique. Surtout, elle refuse d’imputer une faute à l’entreprise qui n’informe pas son partenaire (cf. Cass. com, 23 janvier 2007).
Or, en l’espèce, la Cour d’appel de Paris semble donner effet à une telle clause, dans un arrêt du 3 octobre 2012.
La société HSS avait en effet donné à son partenaire, la société Elexence, un délai de six mois pour diversifier sa clientèle, et ainsi « se mettre en conformité » avec les dispositions des conditions générales de vente qui lui imposaient d’avertir HSS dans l’hypothèse où ses achats dépasseraient 20% de son chiffre d’affaires. Or, en l’espèce ces achats représentaient 95% du chiffre d’affaires de la société Elexence.
Cette dernière n’y étant pas parvenue, la société HSS en a tiré argument pour rompre les relations commerciales.
L’interprétation de l’arrêt est toutefois malaisée. La société Elexence sollicitait, outre la perte de marge au titre du préavis non accordé, une perte de marge relative à la perte de chance de réaliser des ventes pour l’année à venir. Il semble que ces développements de la Cour ne soient destinés qu’à motiver le rejet de cette demande. La portée de cet arrêt est difficile à apprécier, mais il mérite d’être signalé comme l’un des rares arrêts à tirer des conséquences d’une telle clause (Paris, 3 octobre 2012, Elexence c. HSS et Mister GoodDeal)
4 – Le calcul du préjudice
La Cour d’appel de Toulouse, dans un arrêt en date du 11 septembre 2012, rappelle les principes de l’indemnisation d’une rupture brutale de relations commerciales établies :
« Le préjudice est celui entraîné par le caractère brutal de la rupture et non celui découlant de la rupture elle-même. Il doit être tenu compte de la durée du préavis qui aurait du être respecté et des conséquences dommageables résultant de l’absence de préavis en gain manqué et perte prouvée, l’évaluation devant être appréciée au regard de la marge bénéficiaire brute que la société intimée aurait été en droit d’escompter en l’absence de rupture des relations. »
Ainsi, outre la perte de marge, d’autres postes de préjudice lorsqu’ils résultent de la brutalité de la rupture peuvent être retenus. C’est ce que fait la Cour d’appel de Toulouse, sans toutefois véritablement détailler le lien entre le préjudice et la brutalité :
« Les premiers juges ont à juste titre pris en compte les pertes annexes résultant de la rupture brutale, correspondant à la désorganisation de l’activité de production, aux investissements non réutilisables et aux moyens de production inemployés, dont il est justifié, leur évaluation à la somme de 122.960,33€ pouvant être confirmée. » (Toulouse, 11 septembre 2012, Lobial c. Ecologistique)
A ce titre, on peut relever l’arrêt (certes très spécifique) rendu par la Cour d’appel de Caen, le 4 septembre 2012, dans un décision opposant la société Lactalis à une éleveuse de vaches dont elle collectait le lait depuis… 46 ans.
La Cour relève que :
« Les préjudices subis par Mme Y… sont de 3 ordres : la perte de revenus pendant le délai du préavis dont elle aurait dû bénéficier et qui doit être déterminé selon les usages (I), la perte d’une chance de pouvoir profiter des aides et dispositifs permettant l’adaptation de l’exploitation (II), un préjudice moral (III) »
Elle prend soin de caractériser le lien entre la perte d’une chance de pouvoir profiter des aides évoquées et la brutalité de la rupture. Quant au préjudice moral…
… « il doit être aussi estimé en fonction de l’âge de l’intéressée (67 ans à la date de la rupture) et du lien particulier qui unit une agricultrice de cette génération avec son exploitation agricole et avec ses animaux. » (Caen, 4 septembre 2012, Mme Y c. Lactalis)
5 – Compétence, nationale et internationale
L’arrêt de la Cour d’appel de Douai en date du 27 septembre 2012 est l’occasion de rappeler la spécialisation des tribunaux de commerce : ainsi, conformément à l’article D.442-3 du Code de commerce, seuls les tribunaux de commerce listés sont compétents, et la seule Cour d’appel compétente pour connaître des dossiers de rupture brutale de relations commerciales établies est la Cour d’appel de Paris.
La Cour d’appel de Douai a soulevé d’office la question de sa compétence. En l’espèce, saisie postérieurement à l’entrée en vigueur du décret donnant compétence à la Cour d’appel de Paris, elle ne pouvait que décliner sa compétence (Douai, 27 septembre 2012, Castorama c. X… Sapins de Noël).
Enfin, en matière de rupture de relations commerciales internationales, Cour d’appel de Paris a rappelé les principes de compétence applicables, à tout le moins lorsque l’auteur est français :
« Aux termes de l’article 3 du code civil, les obligations extracontractuelles sont régies par la loi du lieu où est survenu le fait qui leur a donné naissance ; que le fait générateur est constitué par la rupture du contrat prononcée en France par la société Guerlain ;
De plus, en cas de délit complexe lorsque le lieu du fait générateur et le lieu de réalisation du dommage sont distincts, il y a lieu de rechercher le pays présentant les liens les plus étroits avec le fait dommageable, un tel lien pouvant résulter de la relation contractuelle préexistante entre les parties, en l’espèce des relations commerciales de plus de 12 ans que les parties ont formalisé par un contrat conclu à Paris et désignant le droit français comme loi applicable et le tribunal de commerce de Paris comme juridiction compétente ;
Enfin les dispositions de l’article L442-6,5º du code de commerce en ce qu’elles sont cruciales pour l’organisation de l’ordre économique et constituent des dispositions de police présentent un caractère impératif qui leur permet en vertu de l’article 7 de la convention de Rome de régir la situation » (Paris, 4 octobre 2012, Guerlain c. FGM)
crédit photo : SomethingInTheAir
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