Enregistrements à l’insu de la personne, client mystère en matière commerciale, etc. : les preuves illicites sont désormais susceptibles d’être admises en justice. C’est la solution consacrée dans un revirement de jurisprudence lourd de conséquences par la plus haute formation de la Cour de cassation, l’Assemblée Plénière. Elle a donc une autorité incontestable. Sa portée doit être bien mesurée, puisque la recevabilité reste soumise à condition, et inciter à la plus grande vigilance dans les relations que l’on peut entretenir avec un salarié, un employeur, un fournisseur etc.
Tout d’abord, rappelons les faits. Cette solution a été adoptée en matière sociale. Dans l’espèce concernée, il s’agissait d’un enregistrement par un employeur réalisé à l’insu du salarié. En l’occurrence le salarié s’était « délibérément abstenu de restituer les fichiers commerciaux et les données commerciales collectées ou réalisées par ses soins dans le cadre de son activité » (selon les faits rapportés par l’arrêt d’appel, Orléans, 28 juillet 2020, Morgan E. c. Abaque Bâtiment Service). L’enregistrement était le seul moyen d’établir la preuve du refus.
Dans son arrêt du 23 décembre 2023, la Cour de cassation pose comme solution que « dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. » Désormais, « le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi. »
Pourquoi ? La Cour de cassation a fait application de la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, pour considérer que le droit à un procès équitable nécessite qu’une partie ne soit pas mise dans l’impossibilité de prouver les faits dont dépend la solution du litige en raison du mode de preuve retenu.
Observations :
- Si l’arrêt a été rendu en matière sociale, rien ne conduit à en limiter la portée. Le fait que la décision soit rendue par l’Assemblée Plénière suffit à l’établir, outre la formulation générale de l’arrêt. Ainsi, toute matière civile (ie non-pénale) est potentiellement concernée : droit de la famille, troubles du voisinage, droit des assurances, droit commercial (et notamment concurrence déloyale);
- Il doit évidemment s’agir de prouver un fait susceptible d’engager la responsabilité de la personne à laquelle on l’oppose : dans un deuxième arrêt du même jour, la Cour de cassation a considéré que le juge n’avait pas à apprécier la recevabilité d’une preuve obtenue par la consultation de la messagerie Facebook d’un salarié en son absence, dès lors que les propos tenus dans la conversation relevaient d’une conversation privée qui ne pouvait être retenue comme faute contre le salarié;
- L’admission n’est pas sans conditions : le juge devra apprécier si la modalité retenue est (i) indispensable à la preuve des faits (ie s’il n’y avait pas d’autres moyens de preuve) et (ii) si elle est proportionnée (imaginons une filature en matière commerciale : est-ce proportionné ?);
- Corollaire du point précédent : une incertitude va planer sur tous les modes de preuve, puisqu’il ne s’agira pas de valider par défaut un mode de preuve, mais d’en apprécier le recours au regard d’une affaire particulière;
- Autant que faire se peut, des précautions devront être prises : on peut anticiper notamment une multiplication des boîtes à portables pour toute réunion qui se veut confidentielle. Si l’on pouvait jusqu’à aujourd’hui considérer comme relatif le risque d’un enregistrement d’une conversation (que ce soit en face-à-face, en visioconférence ou au téléphone), compte tenu de son irrecevabilité devant les tribunaux civils, tel n’est plus le cas;
- On peut redouter un essor des pratiques illicites et déloyales dans les rapports sociaux puisque, bien qu’illicites ou déloyales, les preuves ainsi établies sont susceptibles d’être admises en justice. Il n’est pas certain que, si la solution peut être heureuse individuellement, nous y gagnions collectivement.
Il faudra vraisemblablement évaluer dans quelques années les conséquences d’un tel revirement. Prenons le risque d’une réflexion prospective : si cela ne dépend pas nécessairement du juge mais du législateur, il conviendra peut-être de s’interroger sur l’opportunité de sanctionner le recours à un mode de preuve illicite ou déloyale, lorsque le juge aura considéré qu’il n’était pas indispensable, ou pas proportionné. Cela sera, peut-être, le seul moyen d’éviter la multiplication de comportements préjudiciables à une vie sociale saine.
Photo de Franco Antonio Giovanella sur Unsplash
The comments are closed.
Aucun commentaire