Par amour du beau geste, certainement, l’Autorité de la concurrence n’a pas laissé s’achever l’année 2012 sans une contribution d’ampleur au droit de la concurrence et au budget de la Nation, pour une recette espérée de 254.100.000 €.
Les opérateurs de téléphonie, si actifs en période de fêtes, ont il est vrai contribué à eux seuls à hauteur de 183.000.000 €.
L’Autorité a ainsi sanctionné une pratique classique d’interdiction de vente sur Internet (pour un montant de 900.000 €) et trois affaires impliquant des tentatives d’éviction de concurrents, selon des méthodes variées, allant de la menace de boycott, à la surréservation d’infrastructures indispensables, en passant par le développement d’un effet club entre ses clients.
Sommaire
Les décisions sont accessibles en lien dans les titres des sections
1. L’interdiction de vente de matériel Hi-Fi sur Internet (décision n°12-d-23 du 12 décembre 2012, Bang & Olufsen)
Vous avez reçu des enceintes Bang & Olufsen à Noël ? Vous les paierez peut-être moins cher, en ligne, à l’avenir.
La décision rendue par l’Autorité de la concurrence dans cette affaire confirme une solution fermement ancrée : l’interdiction par un fabricant de la vente de ses produits sur Internet est illicite.
Récemment encore, la Cour d’appel de Paris a adopté une décision particulièrement claire dans le cadre de la distribution de parfum sur Internet (Paris, 27 juin 2012) et l’on pourrait s’étonner de rencontrer encore des cas d’une telle interdiction. Ce serait sans compter avec les délais de procédure en matière de concurrence puisque les pratiques en cause remontent au premier âge d’Internet, en 2001.
Comme rappelé précédemment, la Cour de Justice de l’Union Européenne a précisé qu’une interdiction de revente sur Internet constituait une restriction de concurrence par objet, tout en rappelant qu’elle pouvait être objectivement justifiée :
« La jurisprudence de la Cour a, toutefois, reconnu qu’il existe des exigences légitimes, telles que le maintien du commerce spécialisé capable de fournir des prestations spécifiques pour des produits de haute qualité et technicité, qui justifient une réduction de la concurrence par les prix au bénéfice d’une concurrence portant sur d’autres éléments que les prix. » (CJUE, Pierre Fabre, 23 octobre 2011, pt 40)
Pourtant, B&O n’a pas souhaité avancer de justification objective à l’interdiction de vente de ses produits sur Internet. Elle a manifestement souhaité s’en tenir à une ligne de défense stricte, contestant l’existence même d’une telle interdiction.
Il est vrai que, dans une décision n° 06-D-28 du 5 octobre 2006 concernant d’autres acteurs du même marché, le Conseil de la concurrence n’avait guère laissé d’ouverture à cet égard. Sans se prononcer explicitement sur la question des justifications objectives, il avait tout de même validé les engagements pris par diverses entreprises – au titre desquels la suppression de l’interdiction de vente sur Internet – comme étant de nature à écarter les préoccupations de concurrence formulées.
Faute de débat sur ces justifications, la décision se concentre sur la réalité de l’interdiction. Bang & Olufsen (B&0) soulignait ainsi que ses contrats ne prohibaient pas la vente sur Internet, mais la vente par correspondance. B&O a établi par la suite une circulaire relative à l’utilisation d’Internet par laquelle elle permettait à certains distributeurs de bénéficier d’une page dans le domaine Internet de B&O, et à d’autres de disposer de sites webs personnels. Ces derniers n’avaient toutefois pas le droit d’utiliser les logos et marques de B&O et, en tout état de cause, aucune des modalités d’utilisation d’Internet permis dans cette circulaire n’envisageait la vente sur ces sites.
B&O soutenait également que ses distributeurs n’étaient pas intéressés par la vente sur Internet, qui supposerait un investissement pratiquement équivalent à leur chiffre d’affaires annuel.
L’Autorité a toutefois considéré qu’il s’agissait d’une interdiction de facto. Elle a sanctionné B&O à hauteur de 900.000 €, et lui a enjoint de modifier ses documents contractuels de façon à préciser clairement et sans réserve que les distributeurs ont le droit de vendre les produits B&O sur Internet.
2. Effet de tribu dans la téléphonie mobile (décision n°12-D-24 du 13 décembre 2012, Orange & SFR)
Vous bénéficiez d’une option illimitée pour vos trois numéros préférées, et vous avez convaincu votre épouse, votre mère, votre patron de changer d’opérateur pour le vôtre, afin de pouvoir lui téléphoner longuement et gratuitement ? Sachez que votre opérateur a été condamné pour cela.
En l’occurrence, SFR et Orange avaient mis en place de tels tarifs, au préjudice du nouvel entrant de l’époque, Bouygues Télécom. En effet, ces offres conduisaient à une centralisation des abonnements nécessairement favorable aux opérateurs en place et créaient un « effet de club« .
Le consommateur pourrait se montrer surpris d’une telle condamnation, puisqu’il en tire un bénéfice direct. Et l’on sait qu’une pratique anticoncurrentielle qui « réserve aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte » peut être exemptée de sanction (article L.420-4 du Code de commerce). Mais le même article précise que la pratique ne doit pas « donner aux entreprises intéressées la possibilité d’éliminer la concurrence pour une partie substantielle des produits en cause« . Or, en l’espèce, selon un raisonnement classique en droit de la concurrence, l’Autorité considère que cette pratique était préjudiciable à terme à la concurrence et donc aux consommateurs.
Concrètement, cette pratique consistait en une différenciation entre les appels on net (internes au réseau) et off net (vers l’extérieur). L’Autorité de la concurrence, dans une fiche pratique, relève d’ailleurs que les opérateurs n’ont eu de cesse de dénoncer le caractère abusif de telles différenciations tarifaires (à tout le moins chez les autres…), ce qui a donné lieu à de nombreuses décisions de sa part. Les sanctions étaient toutefois restées relativement limitées jusque-là, eu égard aux marchés concernés (Caraïbes, Réunion), ou au caractère éphémère des pratiques. Cette fois, la sanction s’élève à plus de 180 millions d’euros.
L’Autorité fournit dans sa décision une description précise des marchés et de leur fonctionnement, en retenant l’existence d’une position dominante d’Orange et SFR sur le marché de leur terminaison d’appel respective. Elle revient également sur l’impact considérable de la proposition d’offres illimitées on net, qui sont à l’origine de nombreuses migrations d’un opérateur à un autre, et dont les bénéficiaires connaissent un taux de résiliation particulièrement faible.
Elle caractérise surtout l’abus de position dominante en relevant que « l’écart entre les prix des appels on net et off net résultant de la commercialisation des offres d’abondance d’Orange et de SFR excède l’écart des coûts entre les deux types d’appel » (pt 432). Ce n’est pas, en effet, le principe même de la différenciation tarifaire qui est condamné mais son caractère excessif et non lié à la différence de coûts entre les appels.
3. Entente sur les prix et pratique d’éviction dans le marché de la billetterie (décision n°12-D-27 du 20 décembre 2012, FNAC, FranceBillet, TicketNet)
Shakira, Christophe Maé ou Earth, Wind and Fire ? Retrouvez votre artiste préféré dans une décision de l’Autorité de la concurrence !
Leurs concerts ont fait l’objet d’une entente anticoncurrentielle, selon la décision de l’Autorité. Plus grave encore : le spectacle de la Nuit de la Saint-Patrick du 16 mars 2005 au Palais Omnisports de Paris-Bercy ! Comme les autres, il a fait l’objet d’une majoration du prix du billet, fruit de l’entente entre les entreprises TicketNet et Fnac.
Six mois auparavant, M. Y, M. Z et Mme F, respectivement directeur général de Ticketnet, responsable musiques actuelles de la FNAC et commercialisateur Ticketnet pour le POPB échangent des courriels explicites.
M.Y propose une augmentation des tarifs et ajoute même :
« la marge de 10 % qui était de mise au CSDF sur presque toutes les catégories doit aussi être principe de calcul de notre marge sur Bercy »
L’Autorité reprend plusieurs échanges similaires entre les salariés des entreprises en cause, dont certains plus explicites encore. Ainsi à propos d’un spectacle de Michel Polnareff, et de Gilbert, son producteur, un courriel interne indique ceci :
« Gilbert va jouer la concurrence entre les deux réseaux, donc bien se brieffer avec la FNAC »
L’entente est ainsi caractérisée et a conduit à l’imposition d’une sanction de 6 millions d’euros à la FNAC et à TicketNet.
Les pratiques ne se sont pas limitées à cette entente sur les prix mais ont concerné également une tentative d’éviction d’un nouvel entrant, la société Digitick. Celle-ci est arrivée sur le marché en 2007 et s’est efforcé de le pénétrer via la billetterie dématérialisée.
Elle a choisi de proposer aux producteurs de prendre en charge la prestation de contrôle des billets, en échange d’une exclusivité temporaire ou limitée sur leur vente. Cette proposition a semble-t-il rapidement séduit les producteurs, conduisant les concurrents de Digitick à mettre en place une stratégie de riposte concertée, en menaçant notamment de boycotter les spectacles des organisateurs ayant négocié des partenariats ou des exclusivités avec Digitick.
Cette tentative d’éviction d’un concurrent a conduit à une sanction totale de 3.3 millions d’euros. La sanction de TicketNet a fait l’objet d’une réduction de 20% en raison des engagements pris par la société : mettre en place une politiquer de conformité, et opérer une séparation de ses activités de commercialisation de spectacle et de distribution de tickets, afin de limiter les possibilités de contact avec les concurrents.
4. Tentative d’éviction d’un concurrent sur le rail (décision n°12-D-25 du 18 décembre 2012, SNCF )
Pour obtenir un même effet d’éviction, l’abus de position dominante s’avère probablement plus efficace que l’entente, à condition évidemment de détenir cette position qui vous permet d’agir seul sur le marché. En l’occurrence, la SNCF s’est efforcée d’évincer les concurrents potentiels, et notamment EuroCargo Rail, notamment :
- en utilisant des informations confidentielles stratégiques concernant ses concurrents, dont elle disposait en tant que gestionnaire déléguée des infrastructures ;
- en tentant d’empêcher ses concurrents, par différents moyens, d’accéder à des capacités ferroviaires indispensables à leur activité (cours de marchandises, sillons, wagons);
- en pratiquant des prix bas, inférieurs à ses coûts de production, pour le recours aux prestations de train massif (ie l’utilisation de trains consacrés intégralement aux marchandises d’un client), de façon à rendre toute concurrence impossible par les nouveaux entrants.
La SNCF se trouve en effet être le gestionnaire délégué d’infrastructures de Réseau Ferré de France. A ce titre, elle a eu connaissance d’informations sur le tonnage transporté, le sillon (ie les capacités d’infrastructure requises pour faire circuler un train donné d’un point à un autre dans un créneau horaire précis), la longueur des trains, leur provenance, etc. Elle en a alors profité pour adapter sa propre stratégie commerciale, voire contacter directement les clients afin de leur faire d’autres propositions.
La SNCF a également pratiqué une surréservation des sillons, empêchant ainsi ses concurrents de les utiliser, sans restituer ceux qu’elle n’utilisait pas ou en les restituant trop tardivement pour qu’ils puissent être réattribués. Elle pratiquait de même en réservant certain type de wagons (les wagons EX, permettant le transport de gros tonnages, et dont l’unique loueur est une société du groupe) et, là encore, n’utilisait pas tous les wagons réservés, empêchant de la sorte ses concurrents d’y avoir recours.
Enfin, elle a pratiqué des prix d’éviction, ne tenant pas compte de ses coûts de support et de structure. L’Autorité a pointé à cet égard un courriel de l’ancien directeur commercial de Fret SNCF, saisi lors des perquisitions. Particulièrement explicite, il souligne sans ambiguïté que cette pratique est une politique délibérée :
« Je reviens sur la question des contrats tri annuels qui seraient malgré tout en perte. (cf. notre discussion d’hier) (…) Dans 3 cas et pour des raisons défensives, nous avons vendu aux prix du marché sans considération de rentabilité pour empêcher l’implantation hégémonique de nos concurrents (Basaltes sur Voutre Neuillé, Ineos sur Fos Italie, et Eurorail sur Epinal Espagne).(…) nous avons toujours amélioré la marge sans pour autant pouvoir garantir qu’elle était positive. Cette action s’est inscrite dans notre volonté de limiter AU MAXIMUM la pénétration des nouveaux entrants »
L’Autorité a condamné la SNCF à une sanction pécuniaire de 60,9 millions d’euros. En ce qui concerne la pratique de prix d’éviction, malgré le caractère patent de la pratique anticoncurrentielle, la SNCF bénéficie d’une rare mansuétude de la part de l’Autorité qui précise que :
« Il est dans l’intérêt du marché que la SNCF puisse demeurer un acteur essentiel et performant sur le marché du fret ferroviaire, qui présente un intérêt important pour les entreprises utilisatrices, et au-delà pour diverses politiques publiques (aménagement du territoire, préservation de l’environnement, etc.). L’Autorité de la concurrence n’a pas prononcé, au titre de l’infraction de prix d’éviction, de sanction pécuniaire, en considérant, à titre exceptionnel, qu’il y avait seulement lieu de prononcer une injonction à l’encontre de la SNCF. » (texte de la publication judiciaire ordonnée, pt 780)
Cette indulgence pourrait être mise en regard de la sévérité appliquée aux entreprises d’envergure nationale ou mondiale, dont l’Autorité ne manque pas de souligner la nécessaire exemplarité sur le marché. S’agissant d’un EPIC (Etablissement public à caractère industriel et commercial), une telle exigence d’exemplarité n’aurait pas été déplacée.
photo : Rémy P
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