Itw – le rachat d’Instagram par Facebook est-il anticoncurrentiel ?

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J’ai été interrogé ce matin par Henri Rouiller, journaliste au Nouvel Observateur, au sujet de l’annonce de l’examen de l’acquisition d’Instagram par Facebook. Vous trouverez ici la tribune concernée, ainsi que ci-dessous.

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« Les autorités de concurrence américaines (il en existe deux : la Federal Trade Commission et le Department of Justice, qui se partagent l’application des règles antitrust) disposent aujourd’hui de tous les pouvoirs sur l’avenir de cette acquisition. Elles sont susceptibles d’interdire purement et simplement l’acquisition d’Instagram par Facebook, dont la finalisation est soumise pour le moment à ce que l’on appelle une « condition suspensive » : tant que les autorités n’ont pas donné leur accord, l’achat n’est pas effectif et les activités doivent rester strictement séparées.

La presse rapporte par ailleurs que, si les autorités US s’y opposent, Instagram recevra approximativement 200 millions d’euros, soit son prix actuel, indexé originellement sur le prix des actions du groupe de Mark Zuckerberg.

Pour prendre leur décision, la FTC ou le DoJ vont se livrer à deux types d’analyses principales.

L’une des premières questions que ses agents vont se poser concerne la définition du marché sur lequel Facebook et Instagram évoluent, pour déterminer par la suite si le rachat de la célèbre application photo entraîne une baisse notable de la concurrence pour Facebook sur ce même marché.

Tout est en fait une question de dimension du marché, qu’il s’agisse du marché géographique ou du marché de produit. A titre d’exemple, et sans me prononcer sur le marché qui pourrait être retenu, si l’on parle du marché des « réseaux sociaux », on peut considérer qu’il existe une restriction sensible de la concurrence, ne serait-ce que parce qu’Instagram aurait pu prétendre être un acteur à part entière. Si l’on retient une définition de marché large, telle que la fourniture et l’intermédiation en matière de publicité en ligne, au-delà des réseaux sociaux concurrents que sont Twitter et Google, il existe encore d’autres opérateurs susceptibles de concurrencer Facebook. Il faut bien comprendre que la définition du marché passe notamment par le test de l’augmentation sensible du prix des prestations. Or, les clients de ces réseaux ne sont pas les utilisateurs. Il ne faut donc pas raisonner à partir du point de vue de l’utilisateur pour définir le marché. À partir du moment où les clients potentiels sont toujours susceptibles de passer d’un outil à un autre, où ils ne sont pas contraints de ne passer par un seul et unique prestataire pour satisfaire leur besoin, le principe de concurrence est respecté.

Dans un deuxième temps, il convient de vérifier s’il existe des effets anticoncurrentiels.

Il n’est évidemment pas possible de mener une analyse fiable de l’opération sans disposer des éléments dont disposeront les autorités américains. Mais, parmi les éléments d’appréciation qui figurent dans les « guidelines » (lignes directrices) communes à la FTC et au DoJ, on peut relever tout particulièrement les points liés à l’absorption des « mavericks » (les francs-tireurs). Ces « mavericks » sont ces petites entreprises particulièrement innovantes susceptibles d’avoir un comportement « perturbateur » sur le marché… en ce sens qu’elles perturbent l’ « ordre établi » par les entreprises puissantes, au profit des consommateurs. Ici, les autorités US vont devoir déterminer si l’acquisition d’Instagram (considérée comme « maverick ») peut avoir un effet restrictif de concurrence, voire entraîner une réduction sensible des incitations concurrentielles.

A cet égard, les lignes directrices indiquent notamment que le fait que l’entreprise fusionnée puisse abandonner un produit qu’un nombre significatif de clients préfèrent fortement aux produits qui subsisteraient peut constituer un indice important de l’existence d’effets anticoncurrentiels de la fusion. Les réactions des utilisateurs sur Internet sont sans ambiguïté : il est manifeste que Facebook Camera n’est pas à la hauteur d’Instagram. Il est donc assez improbable que les usagers se replient sur cette nouvelle application. Les autorités américaines de concurrence pourraient donc prendre tout particulièrement en compte cet élément au titre des effets préjudiciables de la fusion, sauf à ce que, à l’avenir Facebook Camera devienne un simple support pour la technologie Instagram.

Il faudra aussi que la FTC ou le DoJ évalue la portée du risque de perte d’innovation entraîné par ce rachat, tout en prenant en compte le fait que Facebook reste soumise à la concurrence d’opérateurs tels que Google et Twitter, dont la présence peut consister une incitation suffisante à innover.

Accessoirement, pour répondre à certaines observations un peu manichéennes lues sur Internet, il ne faut pas non plus se voiler la face : il n’y a pas ici un « méchant Facebook » absorbant une gentille entreprise innovante, Instagram. A ce jour, Instagram ne diffuse ni publicité ni contenu sponsorisé : elle ne pouvait donc envisager sa rentabilité qu’en passant par la publicité, ou le rachat par un plus grand groupe… Et l’on sait que nombre de startups n’attendent qu’une proposition de rachat. L’écosystème particulièrement dynamique des nouvelles technologies favorise l’innovation en externe, et l’addition de l’innovation des petits à l’effet de masse des gros. Il n’est pas donc pas évident que la FTC considère que ce rachat participe d’une diminution du potentiel d’innovation.

Il est au contraire tout à fait possible qu’au terme d’une analyse économique approfondie, les autorités américaines valident cette acquisition. Elles pourraient encore décider d’assortir leur accord d’injonctions de structure ou de comportement« 

Propos recueillis par Henri Rouillier, pour le Plus du Nouvel Observateur, le 29/05/2012.

Commentaires (31)

  • Loïc a dit...

    Bonne révision, bon exemple de raisonnement en droit de la concurrence : définition du marché, analyse des effets anti-concurrentiels dans le marché donné, puis recherche de bases juridiques ! Ce serait bien un risque d’abus de position dominante dans ce cas ? Sur ce dernier aspect l’article est un peu flou pour un juriste non compétent en antitrust, est-ce que les EUA fonctionnent comme l’UE ? Les articles 101, 102 du TFUE ont-ils leur équivalent ou comme évoqué seules des guidelines permettraient de caractériser une infraction ? Connaissez-vous des précédents qui pourraient s’appliquer ?

    Mais où diable Erwan a-t-il appris le droit de la concurrence des EUA ? Pas à la fac quand même ? ^^

    Posté le mardi 29 mai 2012 à 19 h 52 min Editer

  • Erwan Le Morhedec a dit...

    Merci pour le commentaire. Je n’ai effectivement pas rappelé les bases de la législation concernée, s’agissant uniquement d’une interview, dans un media généraliste de surcroît. Les Guidelines ont l’avantage de de donner un socle à l’analyse mais les autorités de concurrence US appliquent évidemment des textes de loi, au premier rang desquels le Sherman Antitrust Act et le Clayton Act, ainsi que le Hart-Scott-Rodino Antitrust Improvements Act.

    Le Department of Justice fournit à cet égard un document assez complet, le Division Manual, dont le chapitre 2 est consacré aux règles antitrust.

    Je n’ai, effectivement, pas appris le droit de la concurrence US à la fac mais, à vrai dire, le droit américain de la concurrence étant le père du droit communautaire et le grand-père du droit français, la filiation est donc directe.

    En ce qui concerne le cas Facebook, j’ai donné des pistes d’analyse mais, comme j’ai essayé de l’indiquer, cela n’aurait guère de sens de se livrer à une analyse sans disposer d’éléments plus complets. Oui, il y a un risque, puisque Facebook fait disparaître un acteur et risque de faire également disparaître un produit concurrent. Mais, comme indiqué, la concurrence entre Google et Twitter reste de nature à stimuler l’innovation, dans un secteur qui est d’ailleurs marqué par l’innovation permanente.

    Ceci étant dit, ces questions relatives au « maverick » et à l’innovation ne seront pas les seuls points d’analyse de l’opération. Les autorités pourront aussi, probablement, se pencher sur l’effet de l’opération sur les prix (de la publicité etc.).

    Tout ceci relève d’une appréciation économique qui dépasse mes compétences et pour laquelle, précisément, on fait généralement appel à des économistes.

    Posté le mercredi 30 mai 2012 à 11 h 36 min Editer

  • Loïc a dit...

    Un grand merci pour ces explications très claires et également pour le lien fourni.

    Sur le fond, les difficultés de Facebook sur son entrée en bourse – si un lien est faisable – suffiraient-elles à rassurer les autorités antitrust de l’incapacité de Facebook d’avoir une position dominante sur le marché de la publicité en ligne ou même celui des réseaux sociaux ? Comme vous le mentionnez, Twitter, Google et cie ne devraient pas être en reste pour proposer des services équivalents à ceux d’Instagram. Il est douteux à vue de nez que Facebook dépasse les seuils de part de marché des guidelines. Aux économistes de répondre précisément comme vous le faîtes justement remarquer.

    Posté le mercredi 30 mai 2012 à 12 h 02 min Editer

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