La constitutionnalité de l’article L.442-6.I.2° du Code de commerce étant désormais acquise, les décisions en matière de déséquilibre significatif commencent à tomber, ou poindre. Celle du Tribunal de commerce de Lille, en date du 7 septembre 2011, a provoqué un certain émoi (Le Monde, LSA) en raison du montant de l’amende civile qui lui a été imposée : 1.000.000 €.
Comme en témoigne l’article de LSA, d’autres délibérés sont annoncés à l’automne : la veille du délibéré Eurauchan se tenait une audience dans l’affaire Provera et, les 11 et 18 octobre, les délibérés dans les affaires Leclerc, Casino et Système U seront connus. Ce sont, bien évidemment, les « assignations Novelli » qui arrivent au terme de la procédure de première instance.
Dans la décision du Tribunal de commerce de Lille, avant de se prononcer sur les clauses de révision de prix et de taux de service du fournisseur, le Tribunal prend soin de rappeler le contexte législatif et politique de ces affaires, dans une décision très pédagogique.
1. Le contexte législatif et politique des « assignations Novelli»
Il souligne ainsi que la loi de modernisation de l’économie n°2008-776 du 4 août 2008 (dite loi LME) a accru la liberté contractuelle des partenaires, tout en consolidant en contrepartie les moyens de régulation et d’intervention du Ministre de l’économie et de l’Autorité de la concurrence. Le Tribunal rappelle également la volonté exprimée par le Ministre de « construire une jurisprudence sur la notion de déséquilibre significatif ».
Il est intéressant aussi, pour comprendre l’esprit de cette notion, de reprendre les explications préalables avancées par le Ministre de l’économie dans ses conclusions, et reprises par le Tribunal :
« Le Ministre de l’économie expose en préalable que la LME, ayant apporté une liberté nouvelle dans les négociations commerciales, en contrepartie le législateur a créé le délit civil prévu à l’article L.442-6.I.2° du code de commerce : « le déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties »; que de tels abus peuvent se rencontrer particulièrement dans les relations de la grande distribution avec ses fournisseurs du fait des rapports de force déséquilibrés qui peuvent exister.
Il rappelle que la notion de « déséquilibre significatif » est inspirée des dispositions du code de la consommation relative aux clauses abusives (art. L.132-1); qu’elle doit être analysée à la fois à travers l’ensemble contractuel mais aussi à travers tous leurs droits et obligations ainsi qu’à travers les comportements des partenaires. »
2. Les clauses de révision de prix et de taux de service du fournisseur de la convention Eurauchan 2009 sont abusives
En l’espèce, le Tribunal a porté son attention sur deux types de clause : les clauses de révision de prix et la clause du taux de service fournisseur.
En ce qui concerne les clauses de révision de prix, le Tribunal reproche à Eurauchan le traitement différencié des révisions de tarifs à la hausse ou à la baisse en cours d’année dans sa « convention de distribution Eurauchan 2009« . Il relève que, à la hausse, Eurauchan « se réserve la possibilité de nombreux obstacles à un éventuel accord, comme le blocage ou la simple inertie » alors que « en parallèle, à la baisse, Eurauchan peut révoquer de façon unilatérale et à tout au moment la convention au motif que le fournisseur n’a pas répercuté dans son tarif une baisse de coûts« .
Le Tribunal juge qu’une telle pratique engendre un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties. Il considère en effet que :
« inscrit dans la convention unique un tel désavantage en défaveur des fournisseurs dans les obligations réciproques affecte un des éléments déterminants de la relation commerciale, à savoir la formation du prix; qu’il crée un déséquilibre final de l’ensemble des droits et obligations des partenaires lorsqu’ils sont soumis à des variations fortes et brutales de leurs prix de revient ».
On notera que le Tribunal prend soin de relever l’existence d’un déséquilibre final « de l’ensemble des droits et obligations« .
En ce qui concerne la clause du taux de service fournisseur, et contrairement à ce qu’a étonnament avancé Eurauchan dans un communiqué abondamment repris par la presse (à titre d’exemple : L’Express – L’Expansion, voir aussi Le Monde, cité plus haut), le Tribunal a bel et bien considéré que cette clause était une pratique abusive.
La motivation du Tribunal, sur trois pages, est même particulièrement ferme, et se conclut par cet attendu pourtant dépourvu d’ambiguïté :
« Qu’il résulte au final que cette obligation de taux de service a un caractère contraignant et pénalisant pour un grand nombre de fournisseurs; qu’elle est dépourvue de réciprocité et de contrepartie; qu’il y a une trop grande disproportion entre le manquement et la sanction (pénalité); qu’elle est déséquilibrée au profit d’Eurauchan; qu’elle affecte à travers la livraison des produits, les pénalités financières et la situation des comptes, des éléments essentiels de la relation commerciale; que par l’importance économiques des pénalités en jeu l’obligation d’un taux de service de 98.5% mise à la charge du fournisseur contribue donc bien dans son ensemble à « soumettre ou tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties » (article L.442-6.I.2° du code de commerce). »
*
Le Tribunal enjoint donc à Eurauchan de cesser ces pratiques et de s’acquitter d’une amende civile d’un million d’euros, dont elle justifie longuement le montant.
A cet égard, il faut noter un point qui rassérénera peut-être tous les fournisseurs engagés dans des négociations commerciales avec la grande distribution : celle-ci a certes une forte propension à s’asseoir sur le « socle de la négociation commerciale » que constituent normalement les conditions générales de vente, mais le Tribunal a retenu que cette volonté « d’imposer, de gré ou de force, une convention unique type et pré-rédigée (…) entraîne ainsi une forte responsabilité en cas de clauses abusives ou déséquilibrées en sa faveur« .
Enfin, à l’attention des lecteurs non engagés dans une relation avec la grande distribution, il faut rappeler que le champ d’application de cette disposition ne se limite pas aux relations cette dernière, ni même aux seules relations de distribution. L’article 2° de l’article L.442-6.I du code de commerce n’est pas plus limité dans son objet que le 5°, qui connait un élargissement continu de son application.
La notion de déséquilibre significatif a ainsi vocation à s’appliquer à toutes les relations commerciales.
crédit photo : HarryNl
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Commentaires (31)
nicolas a dit...
Ce qui me marque de manière générale, c’est que l’on ne parvient que difficilement à maintenir la proximité avec le droit de la consommation qui est invoqué puis oublié. Ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Il faut dire que l’abus est dans un cas la contrepartie de l’absence de négociation (droit de la consommation) et dans l’autre la contrepartie de la liberté retrouvée de négocier. Cela ne peut pas fonctionner de la même manière.
L’amende civile est tout de même importante même si elle est de la moitié de ce qui était demandé (le max!!) par le Ministre.
Posté le mercredi 5 octobre 2011 à 15 h 29 min Editer
nicolas a dit...
Une autre petite observation à propos du champ d’application. Il est potentiellement aussi vaste (voire plus vaste) que celui de L. 442-6, I, 5°. Il reste à savoir dans quelles conditions ces dispositions seront utilisées. Sans doute en défense ? plutôt lorsque la relation s’achève… l’amende civile sera-t-elle utilisée ? dans quelle meure sera-t-elle efficace ? sans plomber certains secteurs ? Ce n’est qu’un début continuons le combat (?).
Posté le mercredi 5 octobre 2011 à 15 h 36 min Editer
» Le « déséquilibre significatif », encore en gestation » Le Morhedec Avocats | LM-A a dit...
[…] à la décision Eurauchan du Tribunal de commerce de Lille du 7 septembre 2011 (précédemment évoquée ici) pourront contribuer à mieux cerner cette disposition […]
Posté le mercredi 25 janvier 2012 à 11 h 09 min Editer