J’évoquais dernièrement, dans le fascicule que j’ai consacré au droit à l’oubli (i.e. le droit au déréférencement de pages web faisant état de données personnelles), deux questions préjudicielles1 posées par le Conseil d’Etat à la Cour de Justice de l’Union Européenne, concernant dans un cas la portée territoriale d’un déréférencement, lorsqu’il est accordé et, dans l’autre, la latitude reconnue à l’exploitant d’un moteur de recherches pour procéder ou non au déréférencement de pages portant sur des données sensibles.
L’avocat général Maciej Szpunar a rendu ses conclusions le 10 janvier. Il ne s’agit donc pas de la décision de la Cour, mais elles méritent néanmoins d’être prises en compte.
Le texte de ces conclusions est disponible sur le site Curia :
- Conclusions de l’avocat général dans l’affaire C – 136/17 G.C. e.a./CNIL (données sensibles);
- Conclusions de l’avocat général dans l’affaire C – 507/17 G.C. e.a./CNIL (portée territoriale).
1. Un moteur de recherches est-il dans l’obligation de satisfaire une demande de déréférencement de telles données ou dispose-t-il d’une pouvoir d’appréciation (affaire C – 136/17) ?
Dans cette affaire, le Conseil d’Etat était invité à statuer sur des affaires mettant en jeu soit la mention de convictions politiques, soit des informations personnelles judiciaires – notamment dans le cas où un article fait état d’une étape d’une procédure judiciaire dépassée depuis (ainsi d’une mise en examen, suivie par un non-lieu ou une relaxe).
L’avocat général, prend appui sur l’arrêt de principe Google Spain et Google du 13 mai 2014 et sur les lignes directrices d’interprétation de cet arrêt. Il est d’avis que l’interdiction du traitement de données sensibles édictée à l’article 8 de la directive 95/462 – en somme celles qui mettent en jeu les convictions, l’origine raciale, l’orientation sexuelle etc3 – s’applique directement aussi à l’exploitant du moteur de recherches.
Par conséquent, selon lui, « un exploitant d’un moteur de recherche est obligé de faire systématiquement droit aux demandes de déréférencement qui portent sur des liens menant vers des pages web sur lesquelles figurent des données sensibles. »
En revanche, il propose une restriction conséquente, relative aux articles de presse et à l’expression littéraire ou artistique. Le droit au public d’avoir accès à l’information tout comme la liberté d’expression s’accommoderaient mal en effet d’une obligation faite aux moteurs de recherche de faire systématiquement droit au déréférencement d’articles évoquant le parcours judiciaire d’une personne. Aussi se prononce-t-il pour une approche au cas par cas par l’exploitant du moteur de recherches. Il cite à cet égard les lignes directrices d’interprétation de l’arrêt Google Spain à destination des autorités chargées de la protection des données qui leur suggèrent « d’envisager [davantage] le déréférencement de résultats de recherche ayant trait à des délits relativement mineurs qui ont été perpétrés il y a longtemps, que d’envisager celui-ci pour des délits plus graves qui ont été commis plus récemment. »
Il faudra vraisemblablement aussi prendre en compte la notoriété de la personne concernée et l’évolution de l’affaire dans cette appréciation, ce que l’avocat général ne mentionne pas clairement dans ses conclusions.
2. Le déréférencement doit-il être mondial ou seulement européen, porter sur l’ensemble des extensions du moteur de recherches ou seulement les extensions relatives à un pays de l’Union Européenne ?
Dans cette deuxième affaire, et contre l’avis de la CNIL, qui avait sanctionné Google pour avoir refusé de procéder à un déréférencement sur l’ensemble des extensions de son moteur de recherche – tout en proposant de mettre en place un « géo-blocage » (ie. en bloquant l’affichage du résultat de la recherche depuis toute adresse IP réputée localisée dans l’Union Européenne) – l’avocat général se prononce pour une restriction de l’effet des dispositions européennes au seul territoire de l’Union Européenne.
Il relève en particulier le risque d’envoyer un « signal fatal (…) aux pays tiers, lesquels pourraient ordonner également un déréférencement en vertu de leurs propres lois » et se trouver encouragés par la position européenne à demander que soient rendues mondialement inaccessibles certaines données.
L’avocat général fait ainsi, pour sa part, le choix du géo-blocage, ou à tout le moins celui de l’obligation, pour l’exploitant du moteur de recherches « prendre toute mesure à sa disposition [pour] supprimer les liens litigieux des résultats affichés à la suite d’une recherche effectuée à partir du nom du demandeur effectuée dans un lieu situé dans l’Union européenne« , ce qui comprend le géo-blocage – seule technique expressément mentionnée.
*
La Cour délibère et n’est aucunement tenue par les conclusions de l’avocat général qui, en première analyse, paraissent équilibrées.
Pour ma part, je mettrai à jour le fascicule relatif au droit à l’oubli lorsque la décision sera rendue.
Contacter l’auteur par mail : Erwan Le Morhedec
Illustration par lalo Hernandez
- On appelle ainsi les questions que peuvent poser certaines juridictions à d’autres pour l’interprétation d’une texte législatif ou règlementaire [↩]
- Les faits sont en effet antérieurs à l’entrée en vigueur du règlement RGDP 2016/679 [↩]
- « Les États membres interdisent le traitement des données à caractère personnel qui révèlent l’origine raciale ou ethnique, les opinions politiques, les convictions religieuses ou philosophiques, l’appartenance syndicale, ainsi que le traitement des données relatives à la santé et à la vie sexuelle. » [↩]
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