L’attention des tribunaux en matière de concurrence déloyale s’est longuement portée sur la pratique des liens commerciaux, et en particulier des liens figurant sur les sites de Google. La pratique en cause consiste pour une entreprise à utiliser comme mot-clé la marque d’un concurrent, de sorte que, lorsqu’un internaute entre le nom de ce concurrent dans le moteur de recherche, cela suscite concomitamment l’apparition de la publicité pour l’entreprise en question.
Après quelques hésitations, la jurisprudence s’est fixée, et a considéré qu’il n’y avait pas en la matière de contrefaçon de marque. Plus étonnamment, elle a également jugé qu’il n’y avait pas là de concurrence déloyale, au nom d’une conception de la loyauté que l’on est en droit de trouver particulièrement restrictive.
La Cour d’appel de Paris a rejeté toute concurrence déloyale en estimant qu’il n’existait aucun risque de confusion (Paris, 21 juin 2013, Hifissimo c. Solutions). La Cour de cassation, dans un arrêt du 14 mai 2013, a confirmé cette solution.
Et, plus récemment, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence s’est également tenue à cette appréciation dans un arrêt du 3 avril 2014 (CA Aix-en-Provence, 2e ch., 3 avr. 2014, n° 2014/167, Delko Développement c/ Oscaro.com), en retenant que :
« En l’absence de circonstances caractérisant un risque de confusion entre les sites internet de deux sociétés concurrentes, le démarchage de la clientèle d’autrui au moyen de l’achat d’un mot clef constitué de la marque ou de la dénomination sociale de ce tiers est licite s’il n’est pas accompagné d’un acte déloyal.En l’espèce, il n’existe aucun risque de confusion entre les sites internet des deux sociétés pour un internaute normalement informé et d’attention moyenne, et l’utilisation du terme générique delco ne peut être considéré comme un acte déloyal. »
Il reste permis, tout en prenant acte de cette jurisprudence sur l’utilisation de la marque d’un concurrent, d’en regretter l’orientation.
Prise en elle-même, la déloyauté du comportement qui consiste à utiliser la marque d’un concurrent pour bénéficier de sa notoriété, ou démarcher spécifiquement ses clients ou prospects, est pourtant patente. Ce comportement évoque nécessairement et directement le parasitisme.
Le cœur de ces décisions repose sur l’existence ou non d’une confusion possible. Concrètement, l’absence de toute possibilité de confusion paraît assez rapidement admise, d’autant plus de la part d’un « internaute normalement informé et d’attention moyenne« . Pourtant, la fréquentation quotidienne de l' »internaute normalement informé et d »attention moyenne » par l’auteur de ces lignes ne le conduirait pas nécessairement à une appréciation aussi optimiste de sa vigilance que celle développée par ces juridictions.
Plus fondamentalement, ce fort courant jurisprudentiel ne précise pas explicitement si le parasitisme requiert désormais que soit rapportée la preuve d’une confusion. Or, ceci est loin d’être établi, et des décisions antérieures ont même retenu l’existence d’une concurrence déloyale en dehors de tout risque de confusion (cf. JCl Concurrence – Consommation, Fasc. 227 : Parasitisme . – Notion de parasitisme par Philippe le Tourneau, point 19).
Aussi, malgré la répétition de décisions concordantes, il ne paraît pas impossible de garder un œil sur l’évolution de cette jurisprudence, qui n’est pas forcément définitive.
Ceci est d’autant plus vrai que l’appréciation qui a été faite récemment de la nouvelle technique des liens retour (backlinks) par la Cour d’appel de Paris ne brillerait pas par sa cohérence avec le courant jurisprudentiel précité.
La pratique des backlinks consiste à utiliser la dénomination commerciale ou, plus vraisemblablement, la marque d’un concurrent comme mot-clé sur des pages que l’on administre afin de les faire pointer vers son propre site. L’opération doit être répétée à de nombreuses reprises pour produire effet et améliorer son référencement.
En l’occurrence, une entreprise Sofrigam avait constaté qu’une recherche Google sur ce nom faisait ressortir le site d’un concurrent.
La Cour d’appel de Paris a jugé, dans un arrêt en date du 28 Mars 2014 (RG n°13/07517, S.A. Dofrigam c. M. Carl Gale et Softbox Systems), que :
En utilisant la dénomination sociale et le nom de domaine d’une société concurrente sous la forme d’un mot clé, utilisé de façon intense dans le cadre de création de backlinks, lors de requête de recherches naturelles, à l’effet de tromper les moteurs de recherche, a, provoqué de ce seul fait, un détournement déloyal de clientèle qui risque d’être moins visité, ainsi qu’une utilisation parasitaire de l’investissement effectué par la société Sofrigam créée antérieurement largement connue dans le marché considéré, en augmentant de façon détournée, ainsi sa visibilité.
La décision est assez convaincante : utiliser la notoriété d’un concurrent pour s’efforcer d’apparaître revient à se placer dans son sillage pour profiter de ses efforts commerciaux, ce qui correspond clairement à du parasitisme.
Mais le plus intéressant est que, dans cette décision, la Cour a explicitement exclu la possibilité d’une confusion :
Les liens associés au mot Sofrigam sont pour l’essentiel invisibles, nécessitant une analyse du site pour pouvoir les détecter, de sorte qu’ils ne sont pas susceptibles de générer une confusion dans l’esprit de l’internaute qui cherche à acquérir des produits Sofrigam et qui trouvera, à l’issue de sa requête naturelle, le site de la société Sofrigam sur l’un des premiers rangs de la liste des résultats.
La Cour a certes fait ce développement dans le cadre de l’appréciation d’une éventuelle contrefaçon de marque, et non dans l’analyse de la concurrence déloyale, mais les circonstances sont les mêmes.
Ainsi, en contradiction avec sa propre appréciation dans l’affaire Hifissimo susmentionnée, la Cour d’appel de Paris elle-même retient l’existence d’une concurrence déloyale hors de tout risque de confusion – et ce, pour une pratique très proche. Une harmonisation sera nécessaire.
Photo : GollyForce
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