La Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) vient de rendre une décision qui pourrait bouleverser radicalement l’équilibre – relatif et instable – des relations industrie-commerce, en conduisant à la suppression de l’interdiction de la revente à perte. Des inquiétudes commencent à poindre en France à cet égard et, certains soutiennent « catégoriquement » que la loi française serait contraire au droit communautaire. Ce n’est pas si sûr.
En effet, si l’on interprète strictement l’ordonnance du 7 mars 2013 rendue dans l’affaire Euronics Belgium contre Kamera Express, cette interdiction serait contraire au droit européen. Ceci pourrait entraîner une recomposition du secteur de la distribution sur laquelle les avis des spécialistes de la distribution divergent. Certains mettent en avant une baisse des prix aux consommateurs, d’autres soulignent l’impact probable sur les marges des fournisseurs, peu souhaitable en période de crise. Le secteur étant particulièrement déséquilibré – puisque sept grandes enseignes font face à 36 000 fournisseurs – la pression sur les fournisseurs serait encore accrue.
Sur un strict plan juridique, la réponse apportée par la CJUE à la question préjudicielle posée par le juge de Gand est claire :
« La directive 2005/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 mai 2005, relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs (…) doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une disposition nationale (…) qui prévoit une interdiction générale d’offrir à la vente ou de vendre des biens à perte, pour autant que cette disposition poursuit des finalités tenant à la protection des consommateurs. »
La législation française, qui prévoit une interdiction générale à l’article 442-2 du Code de commerce, sanctionnée pénalement, est donc directement concernée.
Par quel raisonnement la Cour constate-t-elle l’incompatibilité de l’interdiction de principe de la revente à perte avec le droit européen ?
La question préjudicielle soumise par le tribunal de Gand portait sur la compatibilité de la loi belge avec la directive 2005/29/CE du 11 mai 2005 sur les pratiques commerciales déloyales. Cette directive poursuit un objectif d’harmonisation des législations en matière de pratiques commerciales déloyales, afin de favoriser le commerce entre les États-membre en même temps qu’un « niveau élevé de protection des consommateurs » (article 1 de la directive).
A ce titre, la directive a distingué plusieurs types de pratiques commerciales déloyales, dont certaines sont considérées comme étant « réputées déloyales en toutes circonstances« . Ces pratiques sont listées à l’annexe I de la directive. Les pratiques qui ne figurent pas à cette annexe doivent faire l’objet d’une analyse concrète tenant compte des circonstances spécifiques du cas d’espèce.
Or, l’interdiction de la revente à perte ne figure pas dans l’annexe I.
En droit français, l’article L.442-2 du Code de commerce ne permet pas de prendre en compte des circonstances de l’espèce, puisqu’il édicte une interdiction générale. Il ne pourrait alors subsister qu’à condition d’être appliqué à des circonstances spécifiques, ce qui paraît impraticable. C’est d’ailleurs surtout le cas pour la détermination du seuil de revente à perte, qui ne peut pas s’accomoder de circonstances fluctuantes. Il est bien évident que les opérateurs économiques ne pourront pas fixer leurs prix et négocier les réductions de prix en fonction de cas particuliers. Il y aurait là une impossibilité pratique ou, à tout le moins, une insécurité juridique difficilement soutenable.
La législation française peut-elle échapper à une application directe de cette jurisprudence ?
La réponse de la Cour est assortie d’une condition. Une interdiction générale de la revente à perte serait interdite « pour autant que cette disposition poursuit des finalités tenant à la protection des consommateurs« . En effet, dans le cas contraire, les dispositions concernées ne relèvent pas de la directive sur les pratiques commerciales déloyales.
Il convient donc de déterminer l’objectif poursuivi par la disposition. Celle-ci peut être déterminée à la fois par sa nature propre, et par l’objectif qui lui est assigné par le législateur.
En ce qui concerne la nature même de l’interdiction de la revente à perte, il peut être ocntesté qu’elle ait pour objectif la protection des consommateurs. Certains analystes soutiennent d’ailleurs que le consommateur est pénalisé par cette mesure, tandis que d’autres considèrent qu’à terme, le consommateur en tire avantage. Il pourrait donc être avancé que si cette législation peut avoir un effet sur le consommateur, son objectif n’est pas pour autant la « protection du consommateur ».
Cette appréciation relève des juridictions nationales. La Cour est ainsi tenue par la formulation de la question préjudicielle, comme elle l’a d’ailleurs relevé dans une ordonnance Wamo du 30 juin 2011. Les réponses que la Cour apporte sont donc subordonnées à l’analyse faite préalablement à sa saisine. Cela signifie que la décision rendue le 7 mars 2013 n’a peut-être la portée générale qu’on voudrait bien lui prêter : la Cour n’a pas jugé elle-même que l’interdiction de la revente à perte aurait, dans l’absolu, pour objectif la protection des consommateurs. Elle se contente de relever l’appréciation du Tribunal de Gand. Or, celui-ci a explicitement mentionné dans la question soumise à la Cour que l’interdiction de la revente à perte, issue de la loi belge du 6 avril 2010 relative aux pratiques du marché et à la protection du consommateur, « visait notamment à protéger les intérêts des consommateurs« .
Dans ses décisions, la Cour s’attache également à relever l’objectif affiché par le législateur national pour déterminer si la législation « poursuit des finalités tenant à la protection des consommateurs« . C’est ainsi le cas dans deux arrêts qu’elle rappelle elle-même dans l’ordonnance du 7 mars 2013 : les arrêts du 14 janvier 2010, Zentrale zur Bekämpfung unlauteren Wettbewerbs eV, et du 9 novembre 2010, Mediaprint Zeitungs- und Zeitschriftenverlag, par lesquels elle a d’ores et déjà jugé que certaines interdictions de principe de pratiques commerciales étaient incompatibles avec la directive.
Dans ces affaires, les gouvernements concernés soutenaient que les réglementations mises en cause ne relevaient pas de la protection du consommateur et devaient donc échapper à l’application de la directive. La Cour a pu écarter cette argumentation en soulignant que seules échappent à l’application de la directive « les législations nationales relatives aux pratiques commerciales déloyales qui portent atteinte «uniquement» aux intérêts économiques de concurrents » (pt 39, Zentrale et pt 21, Mediaprint). Dans ces affaires, chacune des dispositions autrichiennes en cause visaient explicitement la protection des consommateurs.
Or, en ce qui concerne le droit français, la disposition en cause est issue du code de commerce (et non de la consommation). Elle figure à son livre IV, relatif à la liberté des prix et de la concurrence, et au chapitre II relatif aux pratiques restrictives de concurrence. Il est donc manifeste que l’objectif premier de cette disposition relève des rapports entre commerçants, et non de la protection des consommateurs. Une discussion pourrait toutefois émerger en raison de l’intitulé de la loi du 3 janvier 2008, dite « pour le développement de la concurrence au service des consommateurs« .
Il pourrait donc être contesté que l’interdiction de la revente à perte ait un objectif de protection des consommateurs, que ce soit en raison de sa nature même ou en raison de l’objectif qui lui a été assigné par le législateur français.
En conclusion
Contrairement à ce que certaines soutiennent donc, l’ordonnance de la CJUE du 7 mars 2013 n’implique pas automatiquement que la législation française sur la revente à perte soit incompatible avec la directive de 2005 sur les pratiques commerciales déloyales.
Il est en revanche probable que des contentieux émergent autour de cette question. Certains opérateurs économiques intéressés par une suppression de l’interdiction de la revente à perte pourraient rechercher délibérément ces contentieux. A défaut, c’est assurément une défense qui sera mise en avant en cas de procès. Lorsqu’un tel litige sera engagé, l’enjeu concernera l’ensemble du secteur de la distribution et les débats se concentreront sur la détermination de la finalité de cette interdiction.
photo : jfgornet
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Commentaires (1)
GLM a dit...
Il y a fort à parier que cela viendra de Leclerc, qui a toujours milité pour l’incorporation partielle des marges arrieres.
Posté le lundi 8 avril 2013 à 16 h 11 min Editer